– Pas bien ! Elle souffre encore… depuis quatre jours…
Aïcha pose la brindille enflammée sur le petit tas de branches arrangées au milieu du foyer. Quatre grandes pierres plates, noircies pas des années d’utilisation, entourent la gamelle noire où vont roussir deux oignons coupés dans sa main avec un couteau grossier dont le manche a été remplacé par un bout de bois tordu. Aïcha relève la tête :
– On ne peut pas dire qu’elle se porte bien depuis l’opération. Il faudrait la prendre en charge et la conduire à l’hôpital…
– Je m’en occupe.
Dans le daboïta enfumé, on ne voit plus grand-chose. On distingue les étagères basses de part et d’autre de l’entrée, embarrassées de bibelots fatigués, de vieux pots ébréchés, de théières sales et de vanneries affadies par le temps. Au fond de l’unique pièce, on ne voit plus le grand lit familial à peine surélevé et recouvert de nattes sombres.
Jade fixe le regard d’Aïcha. Elle aimerait en savoir davantage. Mais la jeune afare baisse les yeux. Elle murmure :
– Saïda a failli mourir. Elle a fait une grosse hémorragie…
Jade ne dit rien. C’est une jeune femme dominée à l’instant par la compassion et par la révolte. Elle souffre physiquement en imaginant le pauvre corps torturé de la fillette. Elle la voit rétroactivement, écartelée par les huit mains assassines des vieilles femmes du village. Saïda est nue, les jambes écartées.
Jade frissonne. Ses jambes à elle commencent à trembler. Elle veut se ressaisir. C’est alors une déferlante de colère qui la submerge et l’étouffe. Elle ne peut plus respirer. Elle se redresse et sort du daboïta.
L’air du désert lui rend le souffle. Elle peut enfin retrouver la maîtrise de son corps. Elle s’accroupit devant l’étroite entrée de l’habitation et s’adresse à Aïcha :
– Les parents de Saïda étaient-ils consentants ?
– On ne sait pas. Tu demanderas à Houmed. Il sait peut-être quelque chose.
– J’y vais immédiatement !
Jade se lève et s’en va. Son pas est précipité. Son cœur bat à toute vitesse. Elle ne peut pas laisser passer une telle horreur. Elle a besoin de savoir.
Qui avait le droit de toucher à cette enfant ?
Elle l’avait vue l’année passée lors de sa dernière visite au village. La petite était alors en pleine forme. Elle avait de belles joues bien rondes.
Qui se permet d’être au-dessus des lois ? Qui a déshonoré le corps de cette gamine au sourire si doux ? Qui l’a violée ?
Houmed, le vieux chef, est assis sur une natte, le dos appuyé sur le tronc d’un citronnier. Par-dessus les branches mortes de l’enclos, il regarde arriver la jeune femme. Il comprend aussitôt qu’elle est en colère. Elle lance de loin :
– Dis-moi qui a fait ça… à Saïda ? Qui a voulu la tuer, Houmed ?
– Bonjour, Jade ! … On ne sait pas…
Le vieux chef pose ses deux mains sur la cambrure de sa canne. Il poursuit :
– On raconte que la maman a téléphoné à une matrone éthiopienne…
– Ne me prends pas pour une imbécile… Le père n’était pas au courant ?
– Non, Jade ! Le père était à Djibouti.
– Donc tu me dis que la maman a voulu que sa propre fille soit excisée ?
– Bien sûr ! Tu sais dans tout le nord de l’Afrique, c’est une coutume très répandue…
– Mais la loi l’interdit !
– Bof ! La coutume est supérieure aux lois qui nous viennent des Blancs…
– Non ! Houmed ! C’est une loi humaine ! Une loi basique, aussi basique que celle qui dit : Tu ne tueras pas ! » C’est élémentaire ! Si tu permets l’excision, tu tolères tous les crimes…
– Ne te fâche pas, Jade ! La petite n’est pas morte…
– Mais bien sûr que je me fâche ! Elle n’est pas morte, la belle affaire ! Elle a sa vie gâchée ! Vous avez violé Saïda et il faudrait minimiser votre culpabilité, ou vous pardonner peut-être ? … Si je ne peux pas savoir qui a excisé Saïda, je quitte le village… Je vais voir sa mère…
– Elle ne te dira rien !
Jade repart aussi vite qu’elle est arrivée. Elle parcourt l’unique chemin caillouteux qui traverse le village. Dans les enclos, tout le monde la voit passer. Tout le monde voit sa colère. Des cabris endormis au soleil se lèvent brusquement pour éviter un éventuel coup de pied.
– Mouna, je peux te parler ?
– Oui, Jade, entre ! Ferme bien la porte de l’enclos, j’ai des cabris qui ne demandent qu’à sortir.
Dans l’enclos de Mouna, tout est ordonné, bien rangé. Toute la surface est protégée du soleil par l’abondant feuillage d’un manguier. La jeune maman tient dans un bras un cabri tout blanc et dans l’autre un bébé qui tète à son sein.
– Dis-moi, Mouna… C’est vrai que tu as téléphoné à une matrone éthiopienne pour qu’elle vienne exciser ta fille ?
– …
– Mouna, s’il te plaît, réponds-moi…
– Oui, c’est vrai. Tu sais, chez nous, si une fille n’est pas excisée, on la considère comme une pute… parce que, quand elle sera grande, elle sera une pute.
– Mouna, tu sais que tu dis une énorme bêtise ?
– Non, je dis la vérité, c’est tout.
– Peux-tu me dire comment ça s’est passé ? On m’a dit que Saïda a failli mourir…
– La matrone est un peu âgée, elle n’y voit plus très bien… Elle a pris la lame de rasoir de la main droite. De sa main gauche, elle a écarté les lèvres du sexe de ma fille. Je pleurais. Deux femmes me retenaient. Alors la matrone, elle a coupé dans la chair ce qu’elle pouvait… sans trop savoir… Tu imagines les cris de mon enfant ? Et les miens ? Mais j’ai vite essayé de me contenir pour ne pas être moquée par ma famille. Quand la vieille a coupé dans les lèvres de Saïda et qu’elle les a cousues ensemble, c’était horrible. Ma fille étouffait dans ses larmes. Ensuite, les femmes ont lié les deux jambes de Saïda et elles l’ont laissée là comme une bête morte…
– Pourquoi lui ont-elles lié les jambes ?
– Pour que la soudure se fasse… les deux lèvres doivent se refermer sur le vagin… la matrone lui a interdit de marcher pendant une semaine…
Jade sent une boule se former au creux de son estomac. Elle a envie de vomir.
Mouna regarde le sol. Elle ne comprend pas vraiment ce que Jade vient faire ici. Elle a peur. Jade la regarde pourtant avec douceur.
– Dis-moi, Mouna, qui a demandé l’excision ?
-…
– Parle, Mouna…
– Mon mari va revenir. Tu lui demanderas. Je ne peux rien te dire.
– Tu pourras lui dire que je veux lui parler. Je serai dans l’enclos des Abeilles.
– Oui, Jade, je vais lui dire.
Jade rentre chez elle. Elle se traîne. Elle passe entre le jardin et la fontaine du village. Ses jambes ne la portent plus. Elle vacille. Heureusement la porte d’entrée de son enclos est là, elle peut s’y appuyer pour ne pas tomber. Son estomac refuse le coup de poing de l’événement. Elle se plie en deux et vomit douloureusement.
Elle rejoint tant bien que mal sa case et s’assoit par terre.
À peine a-t-elle le temps de retrouver ses esprits que Bori arrive.
– Mouna m’a dit que tu voulais me voir…
– Oui, Bori ! Elle t’a dit pourquoi ?
– Non !
– Très bien… Assieds-toi là !
Bori est un bel homme. Dans la force de l’âge. La quarantaine. Une fine moustache de séducteur. Des lunettes de soleil dans les cheveux. Un keffieh, le foulard palestinien, autour du cou.
Jade le regarde longuement et parvient à fragiliser sa mâle assurance.
– Bori, pourquoi as-tu accepté que ta fille soit excisée ?
– Ce n’est pas moi, Jade ! Non, ce n’est pas moi… J’étais à Djibouti.
– Qui, alors ?
– C’est Mouna qui a téléphoné à une matrone…
– Donne-moi le nom de cette matrone !
– Je ne la connais pas. Ce sont des Éthiopiennes qui font une tournée dans tous les villages. Elles sont venues ici. Elles ont dit à toutes les mamans qu’il fallait exciser leurs filles pour protéger l’honneur des familles…
– Non ! Tu veux dire : pour protéger l’orgueil et l’inanité des hommes ! Car vous êtes incapables de vous assurer la fidélité de vos femmes autrement.
– Tu dis ce que tu veux… Moi, je n’ai rien d’autre à te dire…
Bori se relève et lui tourne le dos. Jade fulmine. Sa colère déborde de douleurs muettes. Elle a besoin de se calmer. Elle s’étend à même le sol et décontracte tous ses muscles. La violence diminue peu à peu. Elle respire mieux. Il faut qu’elle réagisse. Elle ne peut pas en rester là.
Jade est résolue. Elle marche lentement. Il lui faut un peu de temps pour réfléchir. Elle retraverse le village. Elle revient vers le chef qui somnole comme d’habitude contre son citronnier. Elle s’assoit face à lui. Il la regarde. Il est confiant. Ce n’est pas cette jeune fille qui va déranger la vie du village. Il lui demande :
– Alors ?
– Alors j’ai parlé à Bori…
– Et… ?
– Et… il m’a tout raconté… La vraie histoire !
– Ah, bon ? Il t’a raconté ?
– Oui, il m’a dit que c’est lui qui a donné l’ordre…
– Ah ? Il te l’a dit ?
– Oui.
– Il t’a dit qui a fait l’excision ?
– Oui.
– Mais… tu ne vas pas dénoncer Etnéni ?
– Je savais que c’était elle !
Le vieux chef se rend compte qu’il a trop parlé. Jade ne savait pas ! Jade l’a piégé. Il a dénoncé la matrone du village comme un enfant qui parle sans retenue.
– Tu sais, Jade, tout le monde est au courant au village… même ton amie, Aïcha !
Jade le regarde avec beaucoup de tristesse. Elle baisse la tête et murmure en détachant tous les mots pour leur donner une importance capitale :
– Et vous avez laissé faire ! Vous êtes complices ! Vous êtes des criminels !
– Rassure-toi, Jade… La prochaine fois…
– Il n’y aura pas de prochaine fois, Houmed ! Je vais vous dénoncer, elle, Etnéni et toi, Houmed ! Vous êtes les seuls responsables. Tu pouvais t’y opposer. Tu as laissé faire, par faiblesse !
– Je t’en supplie, Jade : ne fais pas ça !
– Je t’en supplie, Houmed : regarde la réalité en face ! Tu as accepté que la petite de Mouna et de Bori soit condamnée à mort ! Je m’en vais : je ne peux pas tolérer vos coutumes assassines.
Jade se relève difficilement. Elle part faire ses bagages. Elle ira au Palais de Justice de Djibouti. Elle portera plainte. On la remerciera pour son humanisme. On la félicitera pour son courage. Puis, il faudra qu’elle rentre en France.
Le dossier de cette affaire sera classé sans suite.
Des centaines de milliers de Saïda, dans le monde, vivront chaque jour avec la honte de leur sexe violé et torturé…