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LA MURÈNE
Comme Léa, Simon, Carmen, Hugo, Natacha, Charles, Chang, Naruto, Ismaël, Rodrigo, Ronald et beaucoup d’autres, Lili descend de l’avion. Elle a mal. Ils n’ont pas bien dormi. Ils ont un peu mangé. Mais ce n’était ni abondant ni succulent.
Tous, ils ont des soucis de bagages, ils ont peur de perdre leurs affaires. Et si c’était le cas ? Seront-ils obligés d’entreprendre une longue démarche pour les retrouver ? Vont-ils devoir remplir d’interminables documents pour faire une déclaration pour tenter de récupérer leurs biens ? Ne seront-ils pas détériorés ? Combien de temps cela va-t-il prendre encore ? Vont-ils avoir le temps de faire tout cela avant le départ de leur correspondance ou bien leur faudra-t-il revenir dans quelques jours ou quelques mois ?
Elle est bien loin de ses premières joies qui lui semblent aujourd’hui tout à fait ridicules. Quand elle a pris ses billets, elle était heureuse. Elle avait mis plein d’espoirs dans ses poches et ses bagages. Elle n’avait peur de rien ni de personne. Puis, tout a mal tourné. Les rêves se sont déchirés. Ce garçon qu’elle a rejoint n’en valait pas la peine. Il a été si violent ! Un si long voyage pour un tel résultat : une catastrophe ! Son regard est rouge sang. Elle revoit la murène qui la mord.
Ils marchent dans les couloirs qui les guident vers leurs incertitudes. Ils marchent parce que les portes sont fermées partout ailleurs, parce que des signes sont gravés çà et là qui leur montrent la sortie. Des mots et des dessins sont collés sur les portes, collés sur le sol, peints ou scotchés qui leur imposent l’unique voie à suivre. Ils ne peuvent pas aller ailleurs. Ils vont droit vers leur avenir incertain. Tous les doutes sont permis. Leur futur est là, tout devant eux. Ils le craignent. Mais ils marchent. Comment faire autrement ? Ils ne savent pas où ils vont exactement. La plupart ne connaissent pas cet aéroport. Mais ils font confiance, comment faire autrement ? Les signes et les mots leur imposent leur avenir et leur destin. Ils ne comprennent d’ailleurs pas vraiment ce que les murs leur racontent. C’est dans quelle langue ? Ça veut dire quoi ? Ils se doutent que la route est là devant. Alors ils marchent. Y aura-t-il un incident ? Un accident ? Vont-ils retrouver leurs affaires intactes ? La valise sera-t-elle abîmée ? Le sac sera-t-il éventré ? Mais non ! Il y a peu d’exceptions, le monde dans lequel ils évoluent est forcément un monde conforme, précis, rassurant.
Ils marchent alors vers leurs sacs et leurs valises, une partie d’eux-mêmes qu’ils ont confiée à la machine. Ils ont laissé un morceau de leur personnalité enfermée dans des boites robotisées. On abandonne des bouts de soi, des parcelles de sa vie. On confie tout ça à des machines, ou à des inconnus. Les machines sont aveugles. Les êtres humains sont fatigués. Ils font des gestes récurrents, des milliers de fois. L’uniformité de la foule ne les fait plus rêver. À l’origine, leur travail consistait à aider les voyageurs, à les rassurer ou les servir. Aujourd’hui, ils sont là pour traquer la moindre erreur et chaque erreur les épuise. Ils ne veulent surtout pas qu’on les dérange et qu’on les perturbe. Ils veulent se fondre et se confondre aux machines. Ces personnes regardent défiler cette masse humaine épuisée, fatiguée et pourtant obéissante. Les gens avancent jusqu’à la grande salle où les valises sont déposées sur un tapis roulant. Il faut retrouver la part de soi-même que l’on a livrée et abandonnée. Souvent le miracle se fait : on voit la couleur, la forme et de menus détails qui permettent d’identifier son bien. En silence, on pousse. On se penche, on saisit d’une main ferme le sac ou la valise qu’on est venu chercher. On respire, rassuré.
Mais le voyage n’est pas terminé. Le transfert n’est pas aussi simple qu’on le croyait. On est sorti de la zone protégée, alors il faut avoir le droit d’y retourner. Il faut tout recommencer. Parce qu’il y a un avenir vers lequel on doit absolument aller. Il faut relancer le système. Il est nécessaire de ne rien oublier, de rentrer dans la bonne file, de marcher vers le bon endroit. Il est nécessaire de ne pas se faire remarquer, de passer pour l’inconnue qui sait où elle va et dont tout le monde se contrefout. Elle doit passer d’abord par l’attestation d’intégrité personnelle. Elle doit prouver qu’elle est elle-même, qu’elle est propre, qu’elle est responsable, qu’elle est forte, qu’elle est saine, qu’elle est intègre, qu’elle est silencieuse, puissante mais ignorée. Elle doit se mettre devant le tapis roulant et s’offrir au regard scrutateur, se donner en pâture, tout vider de ses vêtements, abandonner entièrement son identité et n’apparaître qu’en petite tenue vestimentaire. Tous ses habits et ses affaires vont être analysés, catalogués et parfois rejetés… Car, oui, c’est dangereux d’avoir un flacon trop grand, un couteau très petit, oui, c’est très dangereux d’avoir une petite bouteille de parfum, des objets bizarres inattendus. Si rien ne vient innocenter l’objet que le radar a détecté et catalogué comme strictement interdit, il sera alors immédiatement jeté à la poubelle, abandonné et dépossédé.
Lili passe entre les mains d’une machine qui la désosse, qui l’étudie du moindre de ses cheveux au moindre de ses os et qui analyse sa dangerosité. Qu’importe si l’exercice a été réalisé quelques heures auparavant, dans l’autre aéroport. Haut les mains ! Sans hésiter et sans l’ombre d’un geste de refus, il faut lever ses bras et lever ses mains. Tournez ! Attendez ! Nous mesurons… Relevez les mains ! Avancez ! Reculez ! C’est bon, partez ! Alors la tête basse, les yeux larmoyants, elle reprend possession de la part de dignité qu’on lui a ôtée. Veuillez nous excuser, c’est pour le bien de tous ! Il faut faire attention. On ne peut pas risquer la santé de milliers de personnes pour avoir commis une négligence. Vous comprenez, c’est indispensable pour votre bien-être et votre vie. Alors, elle se rhabille, elle reprend ses affaires et entre dans le saint des saints. Mais rien n’est terminé ! Il faut maintenant retrouver la porte qui lui ouvrira l’accès à un nouvel avion pour un nouveau voyage. Elle est à Paris Charles de Gaulle, on lui a dit qu’il fallait retrouver la porte 29. Le calvaire reprend. Elle avance. Elle se rend compte que la foule devient dense. La grande salle est immense. Elle est divisée en cellules. Elle se place devant la porte qui lui a été assignée. Il y a là des centaines de personnes chargées, stressées, épuisées elles aussi. Elle commence l’attente de son avion qui devrait bientôt arriver, qui sera un petit peu en retard, mais qui sera un peu contrôlé, un peu nettoyé et qui lui permettra de continuer son voyage. Il fait chaud. Le bétail est rassemblé en condensé. Il ne lui fallait pas ça ! Serrée, écrasée, ah ! non ! C’est trop ! Ça ne finira jamais ? Et les mouches qui survolent le troupeau ! Il n’y a pas de vent. Une onde de chaleur l’immerge dans une vague de sueur. À côté, quelqu’un est assailli par des quintes. Il évacue des milliards de petits microbes. Elle a chaud, elle suffoque, mais il n’y a pas d’air. Il n’en faut pas dans cette salle, cela pourrait rendre malade et provoquer une pandémie. L’installation d’une climatisation coûterait trop cher. Il faut s’habituer. C’est comme ça partout. On ne peut pas faire autrement. Et puis soyez heureux, vous partez en vacances. Ce n’est pas cinq minutes qui vont vous faire peur. Alors patientez ! Attendez que les hôtesses excédées vous observent et vous décrochent quelques remarques bien senties sur votre indélicatesse de vous être invités à cette manifestation. Lili pense que tout cela est d’une folie absolue. Le principe de précaution dévore notre temps et nos joies. D’ailleurs, il n’existe pas pour la vie intime. Elle en sait quelque chose ! Elle n’aurait jamais dû faire ce voyage… Mais, c’est fait ! Elle a suivi le chemin qu’elle s’était tracé. Elle n’a plus qu’à se taire. Elle l’a voulu, elle était consentante. Pourtant, elle est convaincue d’avoir été la victime d’un viol. Et de l’être à nouveau : cet aéroport, ces couloirs, ces personnels et leurs contrôles la contraignent. Tout l’écrase et la prend de force. Elle revoit la murène.
Une voix nasille dans un haut-parleur. Elle ne comprend rien. Il faudrait qu’elle regarde les tableaux, mais avec le soleil dans les yeux, elle ne distingue pas la moindre lettre. Ici, on sent le mépris de quelques-uns pour le reste de l’humanité. Qu’importe le bien-être de la foule, l’essentiel c’est qu’elle paye, qu’elle crache le plus d’argent possible. Si elle a chaud, qu’elle achète à boire ! Si la classe économique est bondée, qu’elle paye le billet des nantis et des privilégiés. Et si tout est long, tant mieux, elle finira par acheter quelque chose.
Lili n’a pas d’argent. Elle n’a pas d’envie non plus. Elle regarde machinalement son téléphone. Ses yeux s’ouvrent en grand et se bloquent. Le message est une question. Son amie prend de ses nouvelles et lui demande comment elle va.
D’un pouce, elle écrit en réponse : « Le petit chat est mort ! »
L’annonce impose une réponse qui ne tarde pas.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Ton chat est avec moi sur le canapé. Il va très bien…
Lili explique :
– Mais non ! Mon petit chas n’existe plus !
23-06-22
Péra et Simon
Péra refusait de lâcher son bébé. Elle le gardait serré contre sa poitrine du matin au soir. Souvent, pour éviter d’alerter les gardiens tchèques, elle lui mettait, de force, un mamelon dans la bouche pour l’empêcher de pleurer. Il avait une belle voix, cet enfant de trois mois. Et heureusement, un solide appétit. Elle adorait le regarder chercher le sein en remuant la tête dans tous les sens, jusqu’à trouver la petite proéminence qui lui donnerait satisfaction.
On lui avait cédé à la « caserne de Dresde » dans la Petite Forteresse, un morceau de couverture épaisse pour l’envelopper et le cacher à la fureur de Janechek qui lui faisait horreur et la remplissait de terreur. Son sadisme était connu de tous et toutes les lèvres closes laissaient passer les mises-en-garde.
À l’approche de ce Noël 42, tout le ghetto s’était enfermé dans un froid exceptionnel. Beaucoup de prisonniers mouraient d’hypothermie. Ils se tassaient sur leur couche, ils se taisaient, puis ils ne bougeaient plus. La personne qui s’inquiétait de ce silence ou de cette immobilité, découvrait inévitablement un cadavre.
Péra avait pris l’habitude de soigner ses vieux parents. À Vienne, ils vivaient des jours heureux, dans un appartement confortable, même si l’ambiance de guerre leur faisait peur. Quelques jours après leur arrivée dans la Petite Forteresse, elle avait offert ses services pour alléger les souffrances de toutes ces personnes qu’elle commençait à connaître et qui s’enfonçaient dans la maladie. C’était surtout pour lui permettre de rester le plus longtemps possible avec son pauvre père, si vieux, si faible. Il avait été placé dans une autre maison, dans un autre quartier.
Comme infirmière, elle avait le droit de circuler entre les différents quartiers de la citadelle. Aux heures propices, lorsque les rues étaient encombrées, elle se fondait dans la masse des travailleurs et des gardiens et parcourait ainsi son nouvel univers. Si un garde l’arrêtait, elle parlait de son travail d’infirmière. Le contrôleur la regardait, faisait une grimace et la laissait filer, de peur d’être contaminé.
Sa mère avait fini par lâcher prise. Jusqu’à leur arrivée dans le bâtiment, elle avait réussi à garder le sourire. Mais ses forces avaient fini par l’abandonner. Elle avait cru, la pauvre, aux promesses fallacieuses de Heydrich qui avait affirmé que les plus honorables des vieillards juifs seraient reçus, ici, à Theresientstad, en héros de la première guerre mondiale et qu’ils pourraient éviter de porter l’étoile jaune jusqu’à leur mort.
Ils étaient entrés dans la forteresse au mois de novembre. En moins de quinze jours, sa mère avait rendu son dernier souffle. Le manque d’hygiène et de nourriture frappait les plus faibles. La fièvre et l’apparition des moindres boutons alertaient les soignants. Ils avaient peu de moyens médicaux, mais ils parvenaient à isoler les malades et à les regrouper dans un dortoir. Cela ne suffisait pas pour remettre les victimes sur pieds, mais cela limitait la contagion dans les autres maisons.
Le plus insupportable pour Péra, c’était certainement la propagation des poux. Il n’y avait rien à faire. Pendant qu’elle pansait une blessée ou qu’elle nettoyait une malade, elle regardait sans broncher les petites bêtes parcourir la nuque ou les joues de ces misérables personnes qui ne parvenaient plus à se défendre. Quand l’une ou l’autre ébrouait ses cheveux, elle voyait alors des dizaines d’insectes tomber sur le lit et attendre de pouvoir réinvestir le cuir chevelu de leur hôtesse. On avait l’habitude, ailleurs, en cas de prolifération, de couper les cheveux au plus ras chez les plus atteints et chez ceux qui risquaient de l’être. Mais ici, il y avait tant de victimes que ce n’était plus possible.
Simon, son père ! À leur arrivée, il semblait amusé par toutes ces facéties du destin. Il ne se sentait pas juif. Il ne pensait pas être en guerre contre ces nazis qui gesticulaient à Berlin. Il s’estimait heureux d’avoir été choisi pour aller se reposer avec sa famille dans cette ville de Theresienstad. Il disait qu’il était en très bonne santé pour son âge. Il affirmait que tous rentreraient à la maison très vite, au plus tard au printemps prochain. Et il jugeait que les conditions de vie dans la Petite Forteresse, si elles étaient spartiates, n’en étaient pas pour autant insupportables.
Il avait tout faux !
Après la mort de son épouse, il avait accusé le coup. Il ne souriait plus. Sa voix ne portait plus d’espoir. Son dos s’était subitement infléchi. Une colère froide, violente, s’était emparée de ses jugements. Il semblait ruminer à longueur de temps une terrible vengeance.
Péra avait trouvé une sorte de consolation dans la bibliothèque. Elle essayait de passer le plus de temps possible dans le calme de ce bâtiment. Elle prenait n’importe quel livre et se jetait dedans pour ne plus penser au présent, aux malades ou aux prisonniers qui étaient enfermés dans des baraquements sordides. Elle lisait, c’est tout. Peu lui importait le thème ou le genre littéraire. Il lui suffisait de se concentrer sur des descriptions pour s’évader des murs de la citadelle. Elle était toute surprise de la faculté de son esprit à s’envoler et à oublier un instant la misère des temps présents.
Elle le craignait et c’était arrivé ! Son père avait fini par laisser éclater sa colère. Il n’était plus en état de se dominer et de supporter les outrances des gardiens tchèques. Chaque jour, ceux qui répartissaient les lots de nourriture se laissaient corrompre. Il arrivait souvent que leurs repas soient amputés d’une grande partie. Les estomacs commençaient à devenir douloureux. Peu à peu, sans vraiment s’en apercevoir, ils maigrissaient. Et rapidement, la nourriture devenait un fantasme La famine était un spectre qui les hantait. Les disputes se multipliaient. Simon avait pris part à une rixe. Les gardiens avaient fait appel à Janechek, leur chef. L’affaire était devenue dramatique. Lorsque Janechek était entré dans la salle, Simon était en train de brandir une chaise. Il l’avait abattue sur les épaules d’un autre Viennois qu’il détestait depuis longtemps. Janechek, avec un petit sourire narquois, avait crié :
– Ah ! vous voulez vous amuser ?
Il s’était approché de Simon, l’avait pris par le bras et lui avait crié :
– À la casemate !
Les gardiens s’étaient empressés de le saisir et de l’emmener dans cette affreuse salle complètement délabrée.
C’est là que, depuis quelques jours, elle pouvait venir voir son père en tant qu’infirmière. À travers la grille, elle l’apercevait, recroquevillé, dans un coin de cette salle noire et immense. Le plafond en forme de voute était en mauvais état. Des gouttes d’eau tombaient en permanence et entretenaient dans la salle une humidité exécrable. Le sol en terre battue n’avait jamais été entretenu. Des bosses et des creux favorisaient l’existence de flaques d’eau pourrie dans lesquelles les germes des maladies pouvaient rester de longs mois. Il y avait là, avec Simon, trois autres prisonniers autrichiens. Un gardien passait irrégulièrement devant les barreaux rouillés de la grande porte. De l’autre côté de la salle, des barreaux du même genre fermaient une petite fenêtre qui donnait sur un mur extérieur.
Péra comprit très vite que les détenus de cette casemate étaient tout simplement condamnés à mourir de faim. Personne ne leur apportait à manger.
Elle avait décidé d’apporter à son père une portion, si petite soit-elle, du pain qu’elle recevait chaque jour. Mais un gardien avait vu le trafic. Un aliment franchissait la grille de la casemate. Il avait hurlé que cet échange était interdit et ne s’était pas privé d’infliger un coup de cravache sur les jambes de Péra. Elle avait grommelé que c’était la première fois qu’elle donnait à manger à son père et que c’était la dernière fois.
Malgré cet incident, elle n’était pas particulièrement surveillée. Elle pouvait toujours se rendre devant la grille de la casemate.
Les jours suivants, Simon ne réagit pas. Il ne parlait pas de sa faim. Péra sentait bien qu’il se taisait pour ne pas l’inquiéter. Il ne voulait surtout pas lui faire de peine. Il avait toujours été un père aimant et protecteur. Ce n’était pas maintenant qu’il allait commencer à la rendre malheureuse.
Au bout d’une semaine, la situation avait beaucoup changé. L’un des prisonniers de la casemate était mort et son corps n’avait pas été enlevé. Tout au plus, ses codétenus l’avaient-ils poussé sur le côté. Le froid ralentissait la décomposition et l’air circulait, il n’y avait pas vraiment d’odeurs insupportables.
Si la nourriture faisait défaut, l’eau cependant ne manquait pas. On leur livrait chaque matin un baquet rempli d’un liquide saumâtre que les porteurs appelaient « la soupe » … Il n’y avait rien à se mettre sous la dent.
Simon dépérissait. Sa peau était devenue grise et plissée. Ses mains tremblaient. Une chose affligeait surtout Péra : son père commençait à perdre la raison. Il avait comme des hallucinations. Elle ne pouvait plus poursuivre la moindre conversation avec lui. Elle parvenait à lui tenir une main. Si froide ! Il s’asseyait par terre parce qu’il n’avait plus la force de se tenir debout. Il restait silencieux tout le temps de la visite. Elle faisait l’effort de lui parler. Elle lui racontait les menus détails de sa vie, sans être sûre que cela pouvait l’intéresser.
Ce jour-là, elle crut bien faire ! Alors que d’habitude elle confiait son bébé à l’une de ses amies infirmières pour ne pas l’exposer à un refroidissement fatal, elle pensa indispensable de montrer le bébé à son grand-père.
– Papa, je te présente Lévi.
Simon le regarda à peine. Péra sentit malgré tout qu’il était heureux.
Elle berçait son bébé. Elle balançait ses bras, en cadence. C’était en général suffisant pour l’endormir. Mais, à ce moment-là, rien n’y fit. Lévi pleurait de plus en plus fort.
Comme d’habitude, elle découvrit un sein et l’offrit à l’appétit goulu de son bébé. Les lèvres de l’enfant se jetèrent instinctivement sur le téton et il commença aussitôt la succion.
Quelque chose de nouveau arriva.
Le petit bruit régulier attira, au bout de quelques secondes, le regard du vieillard. Ses yeux mi-clos s’ouvrirent tout à coup davantage. Les commissures de ses lèvres s’écartèrent lentement. Simon était subjugué. Une idée commença à germer dans ses yeux, ensuite dans l’esprit de Péra, remplie d’émotion.
Aucun mot… Aucun geste… Elle comprit immédiatement ce qui était en train de se passer. Simon, son père, cruellement affamé, ne regardait pas son petit-fils mais le lait qui perlait sur ses lèvres. Il venait de réaliser que le lait de sa fille était l’aliment le plus naturel du monde pour sauver la vie d’un enfant. Pourquoi ne serait-il pas l’aliment qui sauverait la vie d’un vieil homme qui mourait de faim ?
Les mots étaient inutiles. Péra comprit la même chose.
Le bébé venait de se reposer. Il ne tétait plus.
Alors Péra le déplaça sur l’autre bras. Et elle avança le sein découvert jusqu’à la grille. Elle fit passer le mamelon de l’autre côté, à quelques centimètres du visage de son père. Il regarda avec une certaine incrédulité ce qui se passait. Il ne savait pas ce qu’il devait faire, ce qui était permis. Il se demandait surtout s’il n’interprétait pas faussement un mouvement innocent de sa fille. Il hésitait. Et puis, comme la faim le tenaillait encore plus, il approcha ses lèvres de ce sein que le destin lui présentait. Elle, pour l’encourager, se rapprocha encore davantage de la grille et offrit son sein presque plein, dur et encore humide. Simon aspira avec une certaine crainte et, n’y tenant plus, il se mit à sucer un peu violemment. Sa fille recula pour lui faire comprendre que le geste avait été douloureux. Elle se ravisa aussitôt et accepta complètement l’idée que son père devait absolument boire son propre lait. Il absorba quelques goulées. L’instant était magique, magnifique pour Péra et pour Simon. Ils ne se posaient plus de questions. C’était naturel. C’était un juste retour des choses. Le père avait nourri sa fille quand elle était bien jeune, il était naturel que la fille nourrisse son père alors qu’il était bien vieux et incapable de se nourrir autrement.
Siegfried Seidl, le commandant du camp, passa dans la rue à cet instant. Il était accompagné de quelques-uns de ses soldats SS. Il découvrit la scène avec beaucoup d’étonnement.
Le mépris qui pouvait se lire sur leur visage s’était lentement commué en étonnement et peut-être même en une certaine admiration.
En quelques secondes, il y eut un attroupement. Deux curieux peuvent rameuter des foules. Et les commentaires fusèrent :
– Oh ! On n’a jamais vu ça ! Une fille qui nourrit son père avec son lait !
– C’est impensable ! A-t-on permis chose pareille ?
– C’est inadmissible ! C’est un inceste !
– Allez ! Salope ! Toi, je suis sûre que tu as couché avec ton père !
– Et le bébé ? Il va lui rester un peu de lait au moins ?
On les entendait ces voix qui colportaient la peur et la haine de bouche à oreille. Simon recula pour regarder sa fille et lui dit avec une force dont elle le croyait incapable dans son état :
– N’écoute pas la bêtise populaire ! Nous ne sommes coupables de rien ! Ces gens sont en colère ! Ils ont faim eux aussi ! Laisse-les dire, leurs paroles n’ont aucune valeur ! Ils ne savent pas le mal qu’ils te font !
Péra, malgré la mise en garde de son père, entendit encore des phrases de ses codétenus
– Voilà quelque chose de très immoral et d’anormal !
– C’est une horreur ! Cachez cette scène de sexe ! C’est honteux !
– Laissez mourir ce pauvre vieux en paix… De toute façon, il est condamné à mourir de faim !
– Sortez cette fille d’ici !
– Eh, toi, retourne chez toi ! Laisse ton vieux père mourir tranquillement !
– Mais… c’est l’infirmière ! Je la reconnais !
– Est-ce que le lait d’un bébé est bon pour un vieillard ?
Un autre se mit à rire :
– Moi aussi, j’ai faim, Madame ! Vous pouvez m’en donner un peu ?
Dans la foule, il y eut comme un rire nerveux et sadique. Siegfried Seidl, le chef du campement, s’approcha et demanda à Péra :
– C’est ton père ?
– Oui !
– Et tu lui donnes ton lait ?
– Oui… sinon il va mourir.
– Pourquoi est-il enfermé ici ?
– Parce qu’il s’est battu… pour une question d’honneur.
– Je vois, c’est donc quelqu’un de courageux ?
– Oui, il n’a jamais hésité à nous protéger.
– Alors qu’on ouvre cette porte ! Ton père est libre ! Cette foule est stupide, ignorante et outrecuidante… Elle croit détenir la vérité alors qu’elle ne sait rien. Pour un peu, elle était criminelle. La calomnie est un exemple de la malfaçon de l’être humain. C’est la preuve qu’il est inachevé, incapable et faible.
Un gardien ouvrit la porte. Péra donna la main à son père. Il avait un peu récupéré. Elle lui présenta son bébé. Simon déposa un baiser tremblant sur son front. Puis ils traversèrent, le regard haut, la foule désormais silencieuse.
Pépé Gaston
– Eh oui ! C’est comme ça la vie !
Pépé Gaston passe tous les jours devant la maison que nous habitons depuis six mois. Il est toujours précédé par deux opulentes vaches et un chien teigneux.
Il mâchonne ces quelques mots, sans y penser. Son vieux béret pointe sur son front et cache dans son ombre deux yeux inquisiteurs. Seule, paraît la bouche édentée, surmontée d’une moustache glorieuse. Joues en creux. Barbe rase et grise. Entre ses lèvres ébréchées comme une vieille porcelaine, il glisse ces mots :
– Eh oui ! C’est comme ça la vie !
Pépé Gaston plante son bâton dans la terre encore humide tant il a plu le mois dernier. Il pose ses deux mains dessus, écarte ses jambes et regarde la maison.
– Ça oui ! On peut dire que vous avez travaillé. On s’y reconnaît plus !
Moi, je ne dis rien. Satisfait du compliment sans plus. Chaque matin, j’ai droit aux mêmes phrases, dans le désordre mais énoncées de la même manière.
Pépé Gaston reprend :
– Et la terre… Depuis que vous l’avez défrichée, elle doit bien donner, non ?
– Oui, elle donne bien.
Là où les ronces régnaient, si hautes et si drues, là où nichaient les merles et les faisans, là, la terre est précieuse, fine, noire et parfumée. Les champs voisins me jalousent quelque peu.
– Eh oui ! C’est comme ça la vie !
Pépé Gaston a repris ses mains. Son béret s’est un peu soulevé. Et il nous a tourné le dos. Ses deux vaches sont déjà loin. Il fait trois pas. Il se retourne et me dit haut et fort :
– Faudra bien passer me voir !
Le soir même, pour un quelconque prétexte, je frappe à sa porte. Il est assis devant la cheminée où crachote un bout de bois du châtaignier qu’il a fendu l’an passé. Près de sa chaise, une bouteille sombre se réchauffe elle aussi.
– Tu prendras bien un verre ?
Pépé Gaston prend la bouteille. Le geste lent et les doigts gourds.
Le vin n’est pas génial, mais il a le goût de l’amitié.
Pépé Gaston m’explique que la solitude lui est tombée dessus. Depuis la mort de sa femme, son dos s’est voûté et ses lèvres se sont closes. Ses yeux se sont enfoncés dans le creux des rides.
Il a oublié d’enlever le béret, mais il n’y a plus personne pour le remarquer. Une mouche joue à chat perché sur le bout de sa moustache grise. L’écorce de ses mains ne cesse de trembler au vent du grand âge. Dans ses godasses, le froid a pénétré pour toujours. La chaussette reprisée est là par habitude. Ses pieds sont posés sur un chenet, devant la bûche qui chuinte. L’homme et l’arbre se tiennent compagnie et se consument lentement.
Pépé Gaston raconte. Les mots sont détachés. Ils semblent arriver du fond des souvenirs, sans aucune précipitation comme s’il était soudain important de bien les choisir.
– Je possède chez moi l’ombre chaude d’un tilleul et les senteurs lourdes des pluies d’orage. Je goûte le calme brûlant des après-midis. J’aime voir les jeunes qui roulent à vélo ou qui courent après le bonheur qu’ils ne voient pas. J’aime aller simplement dans les champs pour voir les charrues tricoter. J’aime passer en revue les jardins qui s’habillent et se déshabillent après le passage des jardiniers. Je retrouve au loin dans ma mémoire le geste du semeur, l’élan de la faucille, la course parfaite du sillon généreux et l’importance de la main primitive qui trait, qui fend le bois, qui récolte et qui chasse. Les citoyens reviendront. Les semailles à la volée et les riches moissons à la faux ne peuvent pas mourir. Par la force des choses, il y en aura qui quitteront la ville, les égouts-boulevards, les voitures-cercueil, les robots-esclavagistes, les besoins inutiles et les réalités étouffantes. Il faudra bien qu’ils vivent en bonne intelligence entre les microprocesseurs et le pain moelleux cuit au four des anciens. Eh oui ! C’est comme ça la vie !
À chaque grincement de la chaise de paille, le vieux laisse échapper un souvenir et un soupir, qui, ensemble, ont fini par tuer tous ses désirs. Il s’éteint peu à peu. Seuls, ses tremblements lui donnent l’air vivant.
– Au revoir, Gaston ! À demain !
RÉVOLTANT !
– Tu sais que la petite Saïda a failli mourir ?
– Mourir de quoi ?
– Comme tant d’autres : elle a été excisée.
– Excisée ? Par qui ?
– On ne sait pas vraiment…
– Et Saïda, comment va-t-elle maintenant ?
– Pas bien ! Elle souffre encore… depuis quatre jours…
Aïcha pose la brindille enflammée sur le petit tas de branches arrangées au milieu du foyer. Quatre grandes pierres plates, noircies pas des années d’utilisation, entourent la gamelle noire où vont roussir deux oignons coupés dans sa main avec un couteau grossier dont le manche a été remplacé par un bout de bois tordu. Aïcha relève la tête :
– On ne peut pas dire qu’elle se porte bien depuis l’opération. Il faudrait la prendre en charge et la conduire à l’hôpital…
– Je m’en occupe.
Dans le daboïta enfumé, on ne voit plus grand-chose. On distingue les étagères basses de part et d’autre de l’entrée, embarrassées de bibelots fatigués, de vieux pots ébréchés, de théières sales et de vanneries affadies par le temps. Au fond de l’unique pièce, on ne voit plus le grand lit familial à peine surélevé et recouvert de nattes sombres.
Jade fixe le regard d’Aïcha. Elle aimerait en savoir davantage. Mais la jeune afare baisse les yeux. Elle murmure :
– Saïda a failli mourir. Elle a fait une grosse hémorragie…
Jade ne dit rien. C’est une jeune femme dominée à l’instant par la compassion et par la révolte. Elle souffre physiquement en imaginant le pauvre corps torturé de la fillette. Elle la voit rétroactivement, écartelée par les huit mains assassines des vieilles femmes du village. Saïda est nue, les jambes écartées.
Jade frissonne. Ses jambes à elle commencent à trembler. Elle veut se ressaisir. C’est alors une déferlante de colère qui la submerge et l’étouffe. Elle ne peut plus respirer. Elle se redresse et sort du daboïta.
L’air du désert lui rend le souffle. Elle peut enfin retrouver la maîtrise de son corps. Elle s’accroupit devant l’étroite entrée de l’habitation et s’adresse à Aïcha :
– Les parents de Saïda étaient-ils consentants ?
– On ne sait pas. Tu demanderas à Houmed. Il sait peut-être quelque chose.
– J’y vais immédiatement !
Jade se lève et s’en va. Son pas est précipité. Son cœur bat à toute vitesse. Elle ne peut pas laisser passer une telle horreur. Elle a besoin de savoir.
Qui avait le droit de toucher à cette enfant ?
Elle l’avait vue l’année passée lors de sa dernière visite au village. La petite était alors en pleine forme. Elle avait de belles joues bien rondes.
Qui se permet d’être au-dessus des lois ? Qui a déshonoré le corps de cette gamine au sourire si doux ? Qui l’a violée ?
Houmed, le vieux chef, est assis sur une natte, le dos appuyé sur le tronc d’un citronnier. Par-dessus les branches mortes de l’enclos, il regarde arriver la jeune femme. Il comprend aussitôt qu’elle est en colère. Elle lance de loin :
– Dis-moi qui a fait ça… à Saïda ? Qui a voulu la tuer, Houmed ?
– Bonjour, Jade ! … On ne sait pas…
Le vieux chef pose ses deux mains sur la cambrure de sa canne. Il poursuit :
– On raconte que la maman a téléphoné à une matrone éthiopienne…
– Ne me prends pas pour une imbécile… Le père n’était pas au courant ?
– Non, Jade ! Le père était à Djibouti.
– Donc tu me dis que la maman a voulu que sa propre fille soit excisée ?
– Bien sûr ! Tu sais dans tout le nord de l’Afrique, c’est une coutume très répandue…
– Mais la loi l’interdit !
– Bof ! La coutume est supérieure aux lois qui nous viennent des Blancs…
– Non ! Houmed ! C’est une loi humaine ! Une loi basique, aussi basique que celle qui dit : Tu ne tueras pas ! » C’est élémentaire ! Si tu permets l’excision, tu tolères tous les crimes…
– Ne te fâche pas, Jade ! La petite n’est pas morte…
– Mais bien sûr que je me fâche ! Elle n’est pas morte, la belle affaire ! Elle a sa vie gâchée ! Vous avez violé Saïda et il faudrait minimiser votre culpabilité, ou vous pardonner peut-être ? … Si je ne peux pas savoir qui a excisé Saïda, je quitte le village… Je vais voir sa mère…
– Elle ne te dira rien !
Jade repart aussi vite qu’elle est arrivée. Elle parcourt l’unique chemin caillouteux qui traverse le village. Dans les enclos, tout le monde la voit passer. Tout le monde voit sa colère. Des cabris endormis au soleil se lèvent brusquement pour éviter un éventuel coup de pied.
– Mouna, je peux te parler ?
– Oui, Jade, entre ! Ferme bien la porte de l’enclos, j’ai des cabris qui ne demandent qu’à sortir.
Dans l’enclos de Mouna, tout est ordonné, bien rangé. Toute la surface est protégée du soleil par l’abondant feuillage d’un manguier. La jeune maman tient dans un bras un cabri tout blanc et dans l’autre un bébé qui tète à son sein.
– Dis-moi, Mouna… C’est vrai que tu as téléphoné à une matrone éthiopienne pour qu’elle vienne exciser ta fille ?
– …
– Mouna, s’il te plaît, réponds-moi…
– Oui, c’est vrai. Tu sais, chez nous, si une fille n’est pas excisée, on la considère comme une pute… parce que, quand elle sera grande, elle sera une pute.
– Mouna, tu sais que tu dis une énorme bêtise ?
– Non, je dis la vérité, c’est tout.
– Peux-tu me dire comment ça s’est passé ? On m’a dit que Saïda a failli mourir…
– La matrone est un peu âgée, elle n’y voit plus très bien… Elle a pris la lame de rasoir de la main droite. De sa main gauche, elle a écarté les lèvres du sexe de ma fille. Je pleurais. Deux femmes me retenaient. Alors la matrone, elle a coupé dans la chair ce qu’elle pouvait… sans trop savoir… Tu imagines les cris de mon enfant ? Et les miens ? Mais j’ai vite essayé de me contenir pour ne pas être moquée par ma famille. Quand la vieille a coupé dans les lèvres de Saïda et qu’elle les a cousues ensemble, c’était horrible. Ma fille étouffait dans ses larmes. Ensuite, les femmes ont lié les deux jambes de Saïda et elles l’ont laissée là comme une bête morte…
– Pourquoi lui ont-elles lié les jambes ?
– Pour que la soudure se fasse… les deux lèvres doivent se refermer sur le vagin… la matrone lui a interdit de marcher pendant une semaine…
Jade sent une boule se former au creux de son estomac. Elle a envie de vomir.
Mouna regarde le sol. Elle ne comprend pas vraiment ce que Jade vient faire ici. Elle a peur. Jade la regarde pourtant avec douceur.
– Dis-moi, Mouna, qui a demandé l’excision ?
-…
– Parle, Mouna…
– Mon mari va revenir. Tu lui demanderas. Je ne peux rien te dire.
– Tu pourras lui dire que je veux lui parler. Je serai dans l’enclos des Abeilles.
– Oui, Jade, je vais lui dire.
Jade rentre chez elle. Elle se traîne. Elle passe entre le jardin et la fontaine du village. Ses jambes ne la portent plus. Elle vacille. Heureusement la porte d’entrée de son enclos est là, elle peut s’y appuyer pour ne pas tomber. Son estomac refuse le coup de poing de l’événement. Elle se plie en deux et vomit douloureusement.
Elle rejoint tant bien que mal sa case et s’assoit par terre.
À peine a-t-elle le temps de retrouver ses esprits que Bori arrive.
– Mouna m’a dit que tu voulais me voir…
– Oui, Bori ! Elle t’a dit pourquoi ?
– Non !
– Très bien… Assieds-toi là !
Bori est un bel homme. Dans la force de l’âge. La quarantaine. Une fine moustache de séducteur. Des lunettes de soleil dans les cheveux. Un keffieh, le foulard palestinien, autour du cou.
Jade le regarde longuement et parvient à fragiliser sa mâle assurance.
– Bori, pourquoi as-tu accepté que ta fille soit excisée ?
– Ce n’est pas moi, Jade ! Non, ce n’est pas moi… J’étais à Djibouti.
– Qui, alors ?
– C’est Mouna qui a téléphoné à une matrone…
– Donne-moi le nom de cette matrone !
– Je ne la connais pas. Ce sont des Éthiopiennes qui font une tournée dans tous les villages. Elles sont venues ici. Elles ont dit à toutes les mamans qu’il fallait exciser leurs filles pour protéger l’honneur des familles…
– Non ! Tu veux dire : pour protéger l’orgueil et l’inanité des hommes ! Car vous êtes incapables de vous assurer la fidélité de vos femmes autrement.
– Tu dis ce que tu veux… Moi, je n’ai rien d’autre à te dire…
Bori se relève et lui tourne le dos. Jade fulmine. Sa colère déborde de douleurs muettes. Elle a besoin de se calmer. Elle s’étend à même le sol et décontracte tous ses muscles. La violence diminue peu à peu. Elle respire mieux. Il faut qu’elle réagisse. Elle ne peut pas en rester là.
Jade est résolue. Elle marche lentement. Il lui faut un peu de temps pour réfléchir. Elle retraverse le village. Elle revient vers le chef qui somnole comme d’habitude contre son citronnier. Elle s’assoit face à lui. Il la regarde. Il est confiant. Ce n’est pas cette jeune fille qui va déranger la vie du village. Il lui demande :
– Alors ?
– Alors j’ai parlé à Bori…
– Et… ?
– Et… il m’a tout raconté… La vraie histoire !
– Ah, bon ? Il t’a raconté ?
– Oui, il m’a dit que c’est lui qui a donné l’ordre…
– Ah ? Il te l’a dit ?
– Oui.
– Il t’a dit qui a fait l’excision ?
– Oui.
– Mais… tu ne vas pas dénoncer Etnéni ?
– Je savais que c’était elle !
Le vieux chef se rend compte qu’il a trop parlé. Jade ne savait pas ! Jade l’a piégé. Il a dénoncé la matrone du village comme un enfant qui parle sans retenue.
– Tu sais, Jade, tout le monde est au courant au village… même ton amie, Aïcha !
Jade le regarde avec beaucoup de tristesse. Elle baisse la tête et murmure en détachant tous les mots pour leur donner une importance capitale :
– Et vous avez laissé faire ! Vous êtes complices ! Vous êtes des criminels !
– Rassure-toi, Jade… La prochaine fois…
– Il n’y aura pas de prochaine fois, Houmed ! Je vais vous dénoncer, elle, Etnéni et toi, Houmed ! Vous êtes les seuls responsables. Tu pouvais t’y opposer. Tu as laissé faire, par faiblesse !
– Je t’en supplie, Jade : ne fais pas ça !
– Je t’en supplie, Houmed : regarde la réalité en face ! Tu as accepté que la petite de Mouna et de Bori soit condamnée à mort ! Je m’en vais : je ne peux pas tolérer vos coutumes assassines.
Jade se relève difficilement. Elle part faire ses bagages. Elle ira au Palais de Justice de Djibouti. Elle portera plainte. On la remerciera pour son humanisme. On la félicitera pour son courage. Puis, il faudra qu’elle rentre en France.
Le dossier de cette affaire sera classé sans suite.
Des centaines de milliers de Saïda, dans le monde, vivront chaque jour avec la honte de leur sexe violé et torturé…
JMC. 15-03-202
LA SOUPE À LA SARDINE
L’épaisse carcasse de Victor dodeline sur le Chemin des Douaniers. Suspendus de chaque côté du ventre rebondi, deux paniers d’osier se balancent superbement. Victor se rend à la pêche. Pas pour tuer le temps. Il va à la rencontre de la gloire, cette divinité qu’il a longtemps courtisée, dont il fut amoureux et qui l’amuse encore aujourd’hui. Durant toute sa vie de compétiteur, depuis son enfance, il en a gagné des concours ! Il rentrait à la maison rarement bredouille. Parfois, une coupe ou une médaille récompensait la prise d’un misérable gardon ou d’une minuscule truite saumonée. Mais souvent sa besace débordait de nageoires rutilantes et recevait la reconnaissance admirative de ses adversaires. À présent, les eaux douces ne l’amusent plus. Il lui faut le vent du large, le bruissement des vagues et la gouaille des mouettes. Il vient chercher le bar ou la sole. La prise noble. Celle qui lui vaudra le petit mot mesuré et affectueux de son épouse.
Sa vieille casquette mitée laisse tomber des mèches grises en bataille. Les joues couperosées se hérissent d’une barbe blanche de deux ou trois jours. La chemise à carreaux baille entre chaque bouton, tendue comme une baudruche. Le pantalon a servi pour essuyer toutes les saletés de ce bricoleur patenté. Et les chaussures sont suffisamment déchirées pour laisser passer le sable fin qui vient titiller les orteils noueux du bonhomme.
Victor exécute son défilé solennel sur la jetée des Boucholeurs, entre l’océan et le port assoupi. Il voit bien que quelques promeneurs le remarquent. Il salue d’un regard amical la barge Loana. Il jette un œil vers l’île d’Aix et revoit dans sa mémoire imaginaire le navire anglais emportant Napoléon définitivement vaincu.
Il sent soudain un remue-ménage dans son dos. Des bruits confus qui s’approchent, qui le menacent peut-être… Et un cri qui le pousse contre le mur de la jetée.
– Tut tut !
Il a juste le temps de tourner la tête pour vérifier qu’il ne risque rien. Un bolide le rejoint et le dépasse dans un souffle d’air.
C’est un jeune sur un vélo rutilant. L’orange le plus acidulé qu’il n’ait jamais vu !
Le gamin freine et s’arrête. Il semble avoir une douzaine d’années. Son corps gracile le fait paraître très jeune. Mais ses mimiques et les traits de son visage révèlent bien plus de maturité. Les couleurs bariolées de ses vêtements sont calculées pour s’accorder à celle de son vélo. Sous la visière de sa casquette, les yeux pétillent de malice et de compassion tout à la fois.
– Pardon ! Je vous ai surpris ? … Je vous ai fait peur ?
– Ça va ! Pas de problème… Mais, c’est vrai, tu allais un peu vite…
– Non… je maîtrise ! … Vous allez pêcher ?
– On ne peut rien te cacher ! répond Victor, amusé.
– Je peux regarder comment vous faites ?
– Bien sûr ! Pas de problème… Comment tu t’appelles ?
– Erwan.
– C’est un prénom breton ?
– Oui, mais je suis de Grenoble.
Le silence retombe et les enveloppe. Victor ouvre ses paniers d’osier et, d’une main, bouleverse le fatras de bouchons, de plombs, de fil-nylon et sélectionne le matériel nécessaire. D’un étui qu’il portait en bandoulière sur son dos, il sort une ligne qu’il déplie lentement et qui s’avère bien plus longue qu’Erwan ne pouvait l’imaginer. Il l’équipe avec précision.
Erwan s’est accroupi et le regarde faire, concentré comme s’il apprenait une leçon. Il murmure soudain :
– Vous allez attraper quoi ?
– Qu’est-ce que je vais attraper ? Peut-être un bar… Peut-être rien ! Mais, en tout cas, beaucoup de plaisir… Regarder la mer, les oiseaux, les bateaux et passer un peu de temps avec toi…
Erwan sourit doucement en acceptant cette gentillesse.
– Qu’est-ce que tu vas faire plus tard, mon grand ?
– Moi ? Je veux être Bill Gates !
– Wouah ! Au moins ! … C’est tout ?
Le sourire aux lèvres, Victor se saisit de sa canne à pêche et procède au lancer. L’appât et les plombs sifflent et plongent loin de la jetée. Victor est satisfait.
– Et tu as des projets, Monsieur Bill Gates ?
– Quand j’étais petit, je voulais que plus personne ne pleure sur la Terre… mais c’est un peu bête.
– Ce n’est pas bête, au contraire, c’est joli…
– Joli comme un rêve… Non, en vrai, j’aimerais être vétérinaire.
Après le passage d’une vaguelette, le fil de la ligne plonge et tire violemment.
Victor se raidit. Il tend tous les muscles de son corps.
– Ça… c’est un congre ! Va falloir batailler ! … va être long….
La ligne s’agite par saccades et va dans tous les sens… Victor serre sa main gauche sur la ligne et sa main droite tente de mouliner. Il dépense une énergie folle. Peu à peu, il remonte sa prise vers la plage, le poisson s’épuise, La tension faiblit pendant de courts épisodes. Victor sent venir la victoire… Erwan le suit et voudrait bien participer… Victor le devine et lui demande d’aller chercher l’épuisette. L’adolescent se précipite et revient armé pour une confrontation épique.
La ligne ploie. Victor tire. Erwan tend l’épuisette. Des promeneurs s’arrêtent de marcher. Le temps se tend. À l’extrême. Les respirations se bloquent. Le poisson sort la tête. On respire. Victor mouline. Erwan le regarde avec inquiétude. Les promeneurs se rapprochent. Le congre replonge. Le temps se fige. Le poisson se contorsionne et refait surface. Victor halète. Erwan l’admire. Les promeneurs commentent. Le congre s’élève dans les airs. L’épuisette le recueille. Les promeneurs commencent à applaudir. Erwan et Victor remontent leur prise le long du mur. Tout le monde est heureux.
Triste réalité, le poisson se cabre et se tord nerveusement. Il lutte. Il se bat contre un ennemi invisible, impalpable. Sa gueule fait un rictus agressif, sa denture menace d’une morsure cruelle Il s’épuise.
Triste fatalité, le congre va mourir… Erwan regarde les derniers soubresauts du long poisson. Il a l’impression que l’œil est accusateur. La bouche happe vainement une gorgée d’eau salutaire. La vie s’en va.
Triste fin. Tout se dissipe lentement. L’ivresse du bonheur aussi. Erwan regarde le poisson inanimé maintenant et se laisse gagner par un sentiment mitigé, fait d’apaisement et de dépit. Le combat de Victor contre la force brute de l’animal ne l’excite plus. Il a perdu de sa beauté et laisse la place à de la peine. Il réalise tout à coup qu’il avait ressenti le même malaise aux halles devant l’étal de la poissonnerie. Les poissons sont les seuls animaux morts dont on voit les yeux ouverts et le regard accusateur.
Victor a regardé le jeune homme, il a remarqué sa gêne et l’a compris aussitôt. Il n’ose pas lui parler.
Les gens s’en vont. Les pêcheurs rangent le matériel.
Erwan demande :
– C’est bon à manger, le congre ?
– Bien sûr ! Beaucoup le rejettent… parce qu’ils ne savent pas le cuisiner… Mais mon épouse le prépare très bien… frit ou bouilli…
– Alors, vous avez de quoi manger… c’est gros comme poisson.
– T’as raison. C’est un gros bonheur ! Pas le meilleur du monde, mais quand j’en attrape, on réunit quelques amis… histoire d’améliorer le quotidien… Bon ! je te laisse… C’est l’heure d’aller manger la soupe à la Sardine…
– La sardine ? vous n’allez pas manger votre congre ?
– Ah ! non… la Sardine, c’est le nom de ma maison… pas prétentieuse, mais simple…toute simple… la maison du bonheur, comme on dit… Pendant la tempête Xinthia, comme nous étions placés sur une hauteur, mais à l’abri du vent, nous n’avons pas été inquiétés. Alors un promoteur immobilier nous a bien demandé si elle était à vendre… mais on ne vend pas le bonheur, on s’y accroche et on le cajole ! Comme ça, il devient important ! Bon ! je parle, je parle… Faut que j’y aille ! Au revoir, Bill Gates !
– Au revoir, Monsieur ! … Bill Gates, c’était pour rire ! J’aimerais bien m’occuper des poissons…
– T’as raison, mon grand ! Ça serait bien que quelqu’un s’occupe de leur sort ! La pêche à la ligne, c’est un jeu, un peu cruel je te l’accorde… je n’en suis pas très fier… pour me rassurer, je me dis que je ne fais pas grand mal… mais la pêche professionnelle, aveugle et très souvent illégale, c’est un crime contre l’humanité !
– Contre l’Humanité ?
– Bien sûr, Erwan ! Si la mer se vide de poissons, la Terre se videra des Hommes… Au revoir, jeune homme ! À bientôt alors !