J’AI LE PLAISIR DE VOUS INVITER À LIRE TOUS LES TROIS JOURS UN NOUVEL ÉPISODE D’UN ROMAN QUE JE N’AI PAS ENCORE ÉCRIT. CHAQUE ÉPISODE SERA LONG DE QUELQUES LIGNES SEULEMENT. JE VOUS SOUHAITE UNE BONNE LECTURE.
Épisode 1
L’été se mourait. Le torrent des visiteurs ne s’écoulait plus sur le chemin puant du cirque de Gavarnie. Quand j’y passais par obligation, pour accompagner quelques clients, mon estomac subissait les assauts des puanteurs touristiques. Les effluves de déodorants, de transpirations et de déjections animales me soulevaient le cœur. Ils enfonçaient dans mes poumons des spasmes vomitifs. Mais ce jour-là, je grimpais en solitaire vers le Pic Rouge de Pailla et les Astazou. Je n’apercevais pas encore le refuge des Espuguettes. Je remarquais seulement un couple qui marchait, plus haut, vers la Hourquette d’Allans.
Épisode 2
J‘allais au refuge pour remplacer le gardien malade. Je savais qu’il n’y avait personne. Je n’avais pas noté de réservation ni reçu de coup de téléphone. Mon travail était d’entretenir le lieu et d’accueillir d’éventuels clients. Je cherchais le porte-clés dans mon sac quand elle m’est apparue, sortie de nulle part. Ses longs cheveux battaient aux quatre vents. D’une main, elle essayait d’en libérer ses yeux et ses lèvres. Elle venait lentement vers moi. Elle portait un petit sac à dos à bout de bras et une robe légère, vêtement assez inhabituel dans un tel lieu où l’on voit surtout des pantalons d’escalades et des vestes de grimpeurs. Elle pouvait avoir une vingtaine d’années. À peine plus jeune que moi. Elle était seule.
Épisode 3
Nous sommes restés longtemps à nous transpercer du regard. Puis, sans aucun lien, elle m’a dit :
– J’ai soif !
– Je vais chercher un peu d’eau.
– Merci. Fais vite !
Sans me connaître, presque instinctivement, elle cherchait à prendre l’ascendant sur moi. Je m’en rendais bien compte, mais je ne le refusais pas. J’étais heureux qu’elle m’impose son plaisir et sa quête. Je la trouvais très belle et j’imaginais qu’elle devait être également fort intelligente. Cette entrée en matière m’était inhabituelle. Je la trouvais intéressante. Rares sont ceux qui vont directement à l’essentiel. C’est peu de dire que je me suis empressé d’ouvrir la porte et l’une des fenêtres. Je ne sais plus si je bouillais de l’intérieur ou si je tremblais à l’idée de ce qui allait se passer et dont je sentais l’issue inexorable. Dans une telle solitude et un tel lieu où les forces de la nature s’imposent majestueusement à notre insignifiance, je savais que nous allions nous rencontrer pour nous protéger. Je le redoutais et je l’espérais.
Épisode 4
J’ai pris une bouteille d’eau, deux verres. Je les ai posés sur la table. Elle est entrée.
Quand nous découvrons une personne, il y a dans nos yeux des capteurs dont nous ignorons l’origine et le fonctionnement qui nous attachent au premier regard ou qui nous repoussent automatiquement. Face à elle, ce fut une évidence. Nous étions aimantés !
Les présentations ont été brèves.
– Myla !
– Mathias !
Tout de suite, nos yeux et nos cœurs se sont envolés. Connivence et concordance des temps. Les mots étaient inutiles. Pendant que j’ouvrais les autres portes et fenêtres du refuge, elle s’est ingéniée à me suivre au plus près. Nos frôlements ressemblaient de plus en plus à des caresses. Soudain, la décision s’est imposée. Nous ne pouvions plus faire marche arrière. Nous nous sommes arrêtés face à face. Nous avons senti en même temps que l’instant était crucial et définitif.
Épisode 5
Nous sommes restés figés comme si le moindre battement de paupière allait déclencher une puissance irrépressible. Nous vivons tous des moments explosifs où nos lois morales et nos habitudes sont remises en question. Ils laissent le cœur meurtri, mais tellement vivant ! J’ignorais qu’elle était muette parce qu’elle était pétrifiée par la conscience d’un désir impérieux qui correspondait, mais elle ne le savait pas, parfaitement au mien. Je la regardais sans la comprendre. J’écarquillais mes yeux. J’entrouvrais mes lèvres. Je ressentais la fascinante hésitation que l’on trouve entre le courage et la prudence. Je ne savais pas si je pouvais me lancer ou s’il valait mieux ne rien risquer qui pût la choquer.
Épisode 6
Je n’ai jamais appris le langage des filles. Trop occupé à construire ma personnalité au milieu de garçons qui luttaient pour leur survie et pour leurs dépassements sportifs, je n’avais pas eu le temps d’apprécier leur compagnie. Les courses en montagne et l’école des guides avaient dévoré mon adolescence. Je ne savais pas lire leurs mouvements des yeux, le haussement des sourcils, le léger gonflement des joues, la fermeture des paupières, le serrement des lèvres ou la feinte de leur neutralité. Peut-être trop méfiant, je voyais toujours une dualité dans ce que je découvrais. Dans ma prime enfance, j’avais été marqué par une énorme surprise en réalisant que le sourire d’un camarade avait accompagné simultanément un violent coup de pieds. Plus tard, je me suis trompé sur des marques amicales qui cachaient des sentiments ennemis. Le visage rayonnait encore quand la guerre était déjà déclarée. Je ne pouvais plus me défaire de cette crainte. Pourtant, je commençais à lire le désir de Myla et à y croire. Je me sentais en train de le lier au mien.
Épisode 7
Elle est restée quelques secondes ainsi sans rien dire. Je lui ai demandé si tout allait bien, c’était ma façon de rompre le silence. Comme tous les jeunes d’aujourd’hui, elle a répondu en niant son sentiment et sa vérité.
– Oui, oui ! Tout va bien…
À plusieurs reprises, elle a semblé vouloir me convaincre qu’il n’y avait pas de problème. Je ne m’y trompais pas. Mais je ne voulais pas l’obliger à quoi que ce soit. Sa liberté était en jeu. J’étais décidé à l’attendre. Elle n’était ni vaincue, ni soumise mais elle a mis fin au silence en baissant la tête. Comme si elle capitulait. Elle me permettait ainsi de ne pas me sentir dominé et écrasé par sa volonté. Je ne sais pas pourquoi, c’est tellement en dehors de mes habitudes, j’ai soulevé ma main droite et je l’ai approchée de ses cheveux ondulés. J’ai senti, sans la toucher, un léger frémissement de sa peau. Il n’y avait aucun refus dans son attitude. J’ai poursuivi mon geste. Mes doigts ont pénétré sa chevelure soyeuse. Et lentement, ils se sont posés sur la peau de son cou.
Épisode 8
Au contact de mes doigts, elle a incliné légèrement la tête jusqu’à ce que sa joue entre en contact avec mon bras. Elle lui a donné un petit va-et-vient qui fut la plus grande preuve de son assentiment. Elle voulait ma tendresse et ma force, mes gestes doux et mes violences amoureuses. Elle n’avait rien dit, rien dévoilé jusqu’à ce relâchement. Elle releva ses yeux qui s’étaient perdus dans l’abandon.
Épisode 9
Ses longs cils noirs ont frémi. Puis tremblotants, ils ont soulevé les paupières roses. Ses yeux bleu gris ont plongé profondément dans les miens. J’ai senti une attente sincère mais aussi une part de méfiance mesurée. Elle ne savait pas qui j’étais. Je ne la connaissais pas non plus. Le sens de nos vies nous menait et nous poussait l’un vers l’autre. Il remplissait le trou béant que nos libidos avaient creusé en quelques minutes. Le désir nous a submergés. Je sentais que sa respiration devenait plus profonde et plus sonore. Sa poitrine se soulevait plus amplement. Son regard fixe portait une immense gravité. Je me trouvais dans l’obligation physique de franchir une étape. Une force, en moi, m’imposait d’aller de l’avant. Il m’aurait été impossible d’y renoncer. Je ne me sentais certainement pas contraint psychologiquement, ni prisonnier du désir. Au contraire. Il y avait à cette heure et en ce lieu une liberté folle, grandiose et créatrice.
Épisode 10
Comme on peut avoir envie de soleil ou de baignade, j’ai ressenti un réel besoin de contact avec la nature. C’est ma compagne, mon amie, mon souffle. Je ne pouvais pas rester une seconde de plus entre les quatre murs du refuge.
– Il fait encore très bon, on peut aller s’asseoir dehors pour voir le paysage.
J’ai pris les deux verres , la bouteille et une couverture. Je suis sorti en m’attachant à ses yeux. Elle m’a suivi. J’ai ouvert le plaid et je l’ai étendu sur l’herbe drue. J’ai invité Myla à en profiter. Elle me regardait fixement, impassible. Elle ne bougeait plus. Je la trouvais cruelle. Elle n’était qu’attentive. Elle cherchait un signe, une expression. Elle m’attendait. Elle espérait que je me dévoile. Que je dise mon désir. Elle contenait le sien. Elle me dira plus tard qu’elle n’en pouvait plus et qu’elle se décomposait dans le désir de dévorer ma peau. Ses doigts demandaient à tracer des déchirures et ses seins voulaient être pétris. Sa bouche et son ventre avaient soif.
Épisode 11
Je lui ai tendu un verre. Elle a dégagé ses cheveux qui flottaient devant son regard. Elle l’a saisi en emprisonnant ma main. Elle l’a porté à ses lèvres carmin. Deux gorgées plus tard, elle l’a poussé vers mes propres lèvres asséchées. Nous avons bu ensemble à la coupe du désir. Je pénétrais le fond de ses fantasmes. Je me suis encore davantage approché d’elle. Elle m’appelait. Elle est venue à moi, pour se coller à ma peau. Je l’ai prise à son propre jeu. Je l’ai attirée et pressée contre mon corps. Elle a laissé s’échapper un soupir long et spontané. Le désir nous a emportés dans une danse improvisée, rythmée et ponctuée de baisers bruyants et brûlants.
Épisode 12
J’étais aux anges. Et comme ils n’existent pas, je les ai inventés avec les bribes des contes de mon enfance, je les voyais. Je les aimais. Puis ils s’embrumaient et disparaissaient. Je prenais alors conscience de la pointe de la langue de Myla qui s’immisçait entre mes rangées de dents pour caresser l’intérieur de ma bouche. Elle tournait, frappait, frôlait, allait et venait tandis que nos lèvres étaient plaquées les unes aux autres. Nos visages plongeaient dans l’intimité la plus exquise. Des bouffées de bonheur attisaient mon feu intérieur. Ses gestes se sont amplifiés et sont devenus nerveux, saccadés. Elle a cherché à saisir mon teeshirt pour le soulever.
Épisode 13
Je suis venu à son secours. Je me suis déshabillé sans son aide et je me suis allongé. Elle a croisé l’un de ses bras devant sa poitrine, a saisi la bretelle de sa robe et l’a glissée jusqu’au coude. Elle a recommencé le même geste de l’autre côté. Elle s’est un peu éloignée de moi. Elle a baissé ses bras. Sa robe est tombée rapidement jusqu’à ses pieds. Elle avait revêtu sa nudité originelle. Tout s’est passé dans le silence. Myla s’est posée dans mes bras. Elle a parcouru les chemins de mon corps. Je n’entendais plus les musiques de la nature. Je devinais que plus bas, la forêt s’était statufiée. La montagne retenait son souffle, le vent était mort. Nous étions là, au cœur d’une nature grandiose qui nous émerveillait. La solitude du refuge des Espuguettes nous apaisait. Nous avions sa protection. Plus bas, la mer de nuages sur Gavarnie imposait notre isolement.
Épisode 14
Elle a fermé son regard pour le rouvrir presque aussitôt, plus intense. Ses mains ouvertes ont enserré ma tête. Ses lèvres fiévreuses ont écrasé les miennes. C’était violent, lyrique, passionné, orchestral. Je me suis jeté dans cette musique organique. Le feu me prenait le corps et me brulait la conscience. Quand j’ai senti qu’elle voulait vibrer de concert, je lui ai offert ma partition. En symbiose. Je pensais qu’il y avait dans le ciel des airs de victoire et que les nuages dessinaient des sourires. J’imaginais que les herbes agitées bruissaient de mille hourras ! J’inventais une symphonie. En même temps que les cymbales de mon sang, nos peaux ont claqué l’une contre l’autre. La Nature en était au Te Deum d’un triomphe partagé. Et tous les bruits de la Terre sautaient de croche en croche dans un presto fortissimo.
Épisode 15
Je ne sais pas s’il y a des mots pour traduire le plaisir d’amour. Toujours est-il que ce moment a certainement été l’un des plus intenses. Mon corps, après avoir connu l’envahissement d’une excitation inhabituelle, s’est lancé dans une exagération telle que je ne peux parler que d’explosion. Puis il s’est relâché violemment. Myla a suivi le même cheminement et, aussi surprise et essoufflée que moi, elle a murmuré, au creux de mon oreille, en imitant un cri violent :
– Je t’aime !
Je lui ai répondu aussitôt en écho :
– Je t’aime follement !
– Je suis plus folle d’amour que toi ! m’a-t-elle lancé dans un éclat de rire.
– Je suis fou de t’aimer tant !
Nous parlions d’amour… Il s’agissait davantage d’une promesse que d’une réalité présente.
Épisode 16
Un peu plus tard, quand le calme est revenu, comme chaque fois lorsque je suis pleinement heureux, j’ai eu envie de chanter. Des mots tendres et fous s’imposaient à ma conscience : « J’ai bu à tes lèvres. Tes soupirs étaient suaves. Mes rêves se sont blottis à la douce chaleur de ta peau. Quand ta bouche mangeait la mienne et que tes mains maîtrisaient mes élans impatients, je me rangeais sous tes silences et tes éclats de bonheur. Je me soumettais à tes gémissements et à tes caresses. De tes yeux, je ne pouvais voir que la lumière, quand bien même tout aurait été noir autour de moi. »
Elle n’a pas entendu ma ballade, mais elle savait que je chantais. Lentement, nous sommes sortis de notre incandescence.
Épisode 17
Peut-être parce que mes pensées se sont retrouvées à ce moment précis au cœur d’une montagne d’informations, j’ai réalisé tout à coup que des milliers d’événements dont j’avais parfaitement conscience m’avaient conduit jusqu’ici.
Myla m’a regardé avec étonnement. Elle m’a supplié :
– Tu peux me dire à quoi tu penses ?
– Je ne veux pas t’ennuyer…
– Pourquoi ? C’est grave ?
– Grave et dangereux ? Non, Myla, pas du tout. Plutôt grave et sérieux…
– Alors tu peux me dire…
– Si tu veux : je pensais qu’en te regardant j’avais vu une lumière… Et du fait de mon éducation, par réflexe, j’ai remercié le ciel de m’avoir permis de te rencontrer… Tout à coup, j’ai dû corriger mon sentiment. Je ne porte en moi qu’une addition d’événements et je ne suis qu’une Histoire… Il n’existe aucune entité qui nous dirige…
– Moi aussi ? Je ne suis qu’une Histoire ?
– Tout est histoire. Il n’y a pas un seul élément en toi qui ne vienne de l’Histoire. Tu es façonnée, inventée, créée par chaque seconde de ta vie. Ton corps est une maison solide dont les pierres viennent de carrières et de montagnes qui ont été sculptées par les mains du temps. Ton cœur est une demeure protégée par la charpente qui vient des forêts ancestrales, des arbres dont chaque feuille provient de toute l’histoire de l’eau, de l’air et de la vie. Tes yeux éclairent une maison dont tous les verres, toutes les vitres viennent du travail des hommes qui ont appris à sculpter les réponses aux besoins humains. Leur histoire est nécessaire pour lire ton présent, expliquer les heures du passé et préparer l’avenir qui arrive à pas lents.
– Alors maintenant, Mathias, nous allons créer notre Histoire… à deux !
– Oui, dans un monde qui est parfois merveilleux !
– Parfois dangereux…
– Aussi ! Mais à deux, on gère mieux…
Épisode 18
Quand nous avons relevé les yeux vers la montagne, nous avons été surpris par les changements qui s’étaient opérés sans nous. De gros nuages sombres avaient passé la Brèche de Roland et tapissaient maintenant tout le cirque de Gavarnie. Nous dominions encore la mer de nuages qui se mouvait fébrilement. Une masse confuse se dirigeait vers nous. Nous avons senti que nous allions être engloutis et qu’il fallait rentrer avant le déluge. L’orage a fait connaître toute sa puissance. Ses roulements se répercutaient de sommet en sommet. Bien à l’abri et au chaud, nous savourions le bonheur de nous serrer l’un contre l’autre. Le spectacle des forces naturelles qui se déchaînaient était d’une beauté qui nous imposait un silence admiratif. Nous avons attendu les éclairs. Myla s’est inquiétée :
– C’est dangereux ?
– Oui, très…
– Sérieux ?
– Non ! bien sûr !
Malgré tout, à chaque éclair, nous frémissions. Surtout lorsque l’explosion tonitruante se rapprochait de plus en plus de l’éclat qui zébrait tout l’espace.
Épisode 19
Un gros nuage a soudain dégagé l’arête nord-ouest du Petit Astazou. Un rayon de soleil est venu l’imprimer sur les gris de l’orage. Nous étions médusés par cette apparition. Myla a tourné son visage vers moi et m’a dit :
– C’est super beau !
– Oui, j’adore. Profite bien du spectacle, cet orage va l’effacer très vite.
Myla a regardé le sommet. Dans un souffle, elle a murmuré :
– J’aimerais tant…
J’ai senti son désir, un peu de fatalisme et tout à coup un souhait impérieux. Les yeux lumineux, elle m’a demandé :
– Demain, on monte là-haut ?
– Demain matin ?
– Oui, tu es d’accord ?
Je ne me sentais pas capable de refuser.
– Entièrement d’accord, si ça te fait plaisir et si l’orage passe vite…
Elle s’est jetée sur moi pour m’embrasser. Entre deux baisers, elle a murmuré :
– Merci !… C’est pas trop difficile ?
– Non ! Mais, ce sera long… ce soir, il va falloir bien manger…
Épisode 20
J’ai préparé un solide repas. Une petite salade de pâtes, du confit de canard, des haricots tarbais et un peu de riz au lait. Il fallait emmagasiner des forces car la randonnée prévue ne nous laisserait pas le temps d’en absorber beaucoup d’autres. Pendant la cuisson, Myla m’a posé les questions d’une conversation banale.
– Tu es le gardien de ce refuge ?
– Non, je remplace mon ami qui est à l’hôpital. Moi, je suis guide…
– Tu viens des Alpes ?
– Non, non ! Il y a des guides aussi dans les Pyrénées. J’habite un peu plus bas… à Gèdre. J’y vis avec ma famille. J’accompagne des gens dans ces montagnes…
– Ah ? Alors, pour demain, il n’y a aucun problème !
– C’est ça ! Et toi, Myla, tu connais ce coin ?
– Non ! C’est la première fois que je viens dans la région…
– Tu n’as jamais fait de randonnées en montagne ?
– J’ai fait un peu de varappe avec des amis quand j’ai passé quelques jours à Chamonix. Aucun problème !
J’attendais un complément d’informations. Mais elles ne sont jamais venues.
Épisode 21
L’orage était passé, il pleuvait encore un peu. Après le repas entrecoupé de moments de tendresse, de regards énamourés et de caresses, nous avons décidé de nous coucher. La nuit serait courte. Il fallait démarrer vers cinq heures, au plus tard. Les risques d’orages de l’après-midi étaient quotidiens. En marchant bien, on pouvait revenir avant le mauvais temps, s’il devait y en avoir. Myla m’a embrassé en me serrant très fort. Elle m’a dit, avec un ton presque étonné :
– J’ai le cœur plein d’amour !
J’ai souri. Je n’en revenais pas que notre liaison soit si forte en si peu de temps. Myla m’a regardé fixement. Elle a ajouté :
– Plein d’amour ! plein de bonheur ! plein d’espoir !… Et très fatiguée !
Elle a disparu dans la chambre du gardien où j’avais déposé mon sac à dos. Je n’ai pas tardé à la rejoindre. Elle dormait déjà. Elle n’a pas réagi quand je me suis allongé le long de son corps. J’ai pensé qu’elle en était tout à fait consciente tant nous étions en accord.
Épisode 22
Deux heures plus tard, il pleuvait encore. Je commençais à m’endormir quand j’ai entendu des pas et des frappements sur la porte d’entrée. J’ai manifesté mon désarroi en soufflant vivement. Je me suis levé, j’ai ouvert la porte et me suis trouvé devant un homme d’une quarantaine d’années, la barbe naissante, les yeux sombres presque cachés par des cheveux frisés et un chapeau détrempé.
– Je peux entrer… pour la nuit ?
– Oui, bien sûr. Je suis avec une cliente. Il n’y a personne d’autre. Demain matin, nous partirons de bonne heure… mais entrez ! Vous n’allez pas rester dehors avec ce temps.
– Merci. Je vais me coucher immédiatement.
Je lui ai indiqué le dortoir à l’étage. Il m’a demandé :
– Myla n’est pas ici ?
Je n’aime pas mentir. Je n’ai pas hésité. Je n’aurais peut-être pas dû…
– Si ! Elle dort.
Épisode 23
Quand je me suis recouché auprès d’elle, Myla dormait toujours. Je n’ai pas voulu la réveiller. J’ai pensé, un peu présomptueux, que je la protégeais contre tout ce qui pourrait la déranger.
Le visiteur avait fini par se coucher lui aussi. Le silence emprisonnait l’espace dans une ouate épaisse. J’ai toujours eu cette sensation. L’absence de bruit me paraît lourde et douce à la peau.
Je me demandais pourquoi cet homme recherchait la jeune fille et pourquoi il n’avait rien ajouté après avoir appris qu’elle était en effet dans le chalet. Myla a peut-être ressenti mes inquiétudes, elle s’est retournée vers moi. Elle a posé sa tête au creux de mon bras. Ses longs cheveux ont glissé sur ma poitrine. Ils sentaient l’herbe fraîche. J’ai glissé mes doigts sur la peau de son épaule. Myla a frissonné. Sa respiration s’est arrêtée un instant comme pour lui permettre de savoir ce que je voulais. Puis elle a repris, lente et régulière. J’essayais de réfléchir aux éventuels problèmes que pouvait provoquer l’inconnu ainsi qu’aux réactions de Myla quand elle découvrirait sa présence.
Plusieurs causes que je ne pouvais pas encore expliquer me laissaient percevoir l’imminence de difficultés. Dans mon demi-sommeil, je commençais à imaginer des scénarios compliqués. Chaque être humain invente des réponses aux questions insolubles qu’il se pose parce que l’ignorance est insupportable.
Épisode 24
À quatre heures, nous nous sommes levés sans bruit. Je n’ai pas cherché à réveiller le client arrivé dans la nuit. Inconsciemment, je ne voulais probablement pas que Myla découvre sa présence.
Nous avons bu un verre de lait froid et avalé une tranche de pain-beurre-confiture, en silence. Nous nous sommes équipés. Myla a sorti de son sac un pantalon d’escalade et une veste légère qu’elle a enfilés en maugréant. Elle n’était pas vraiment éveillée. Elle faisait la moue des adolescents qu’on réveille trop tôt.
Je n’ai pas voulu qu’elle grimpe sans l’équipement élémentaire. Dans les affaires de mon ami le gardien et de sa copine, je savais que je trouverais le matériel nécessaire. Un baudrier, un casque, quelques sangles et des mousquetons supplémentaires.
Le client nous a-t-il entendus ? Peut-être ! Mais il ne s’est pas manifesté pendant nos préparatifs. J’ai trouvé ça étrange même si je n’en étais pas mécontent.
Nous allions le laisser seul. J’ai pensé qu’il n’y avait rien à craindre pour le refuge ni pour le mobilier. Il n’était pas ici pour commettre un quelconque larcin.
Si tout se passait bien, nous serions de retour dans l’après-midi.
Épisode 25
Nous avons allumé nos frontales et nous sommes sortis dans la fraîcheur matinale. Il faisait cependant anormalement doux. Dire que des pseudo-scientifiques refusent de croire au changement climatique parce qu’ils n’ont pas de preuves. Ici, c’est une évidence. Nous faisons la plupart des courses sans mettre les crampons à glace. Nous constatons chaque jour la disparition des névés et des glaciers. Les épaisseurs de neige diminuent d’année en année. Mon grand-père me disait qu’autrefois les premières chutes de neige commençaient après le 15 août. Actuellement, elles peuvent se produire après la Toussaint ou après le 11 novembre. Le cirque de Gavarnie se desquame et ne laisse que de rares croûtes de glace sale. Il est possible de faire de très nombreuses marches vers les sommets dépassant 3000 mètres sans avoir à fouler le moindre névé.
Plus haut, l’ombre noire de la face nord des Astazou se découpait dans un ciel plus clair.
Épisode 26
J’étais partagé entre deux sentiments assez différents : j’étais heureux de me trouver au côté de mon amoureuse et j’étais inquiet comme d’habitude pour ma cliente. J’étais responsable de Myla comme je l’étais de toutes les personnes que je conduisais vers les sommets. Le plus étrange dans cette situation, c’est que cette jeune femme n’était officiellement ni mon amoureuse ni ma cliente. Et pourtant, elle était les deux…
Nous avons marché vers la base de la face nord où la tâche blanche d’un vieux glacier moribond se détachait nettement. On n’entendait que le bruit de nos chaussures sur les pierres du chemin et le souffle appuyé de nos poitrines qui s’habituaient peu à peu à l’effort. Myla s’est réveillée pour de bon. Elle m’a rattrapé en riant bruyamment, s’est plantée devant moi et m’a embrassé fougueusement comme si elle venait de démarrer une relation passionnelle. Son désir avait tout d’une pulsion, pourtant je sentais dans ses caresses et dans ses mots un attachement sérieux et une confiance absolue.
La montagne et le ciel baignaient dans un calme assez extraordinaire. D’habitude, j’entendais le vent, les plantes, puis les oiseaux et souvent les promeneurs. Mais ce matin, c’était le silence total. Je n’aimais pas beaucoup ce relâchement de la nature. Je me souvenais peut-être, d’après la masse sombre de mes expériences, que ce n’était pas bon. Combien de fois un soleil superbe et généreux s’est mué en terrible tempête !
Épisode 27
Sur la glace, la trace était tellement nette et profonde que nous ne courrions aucun risque de glissade.
Nous avons bifurqué vers la droite pour rejoindre le pied de l’arête nord-ouest de l’Astazou. Avant d’arriver sur l’emplacement, Myla, probablement impatiente, m’a doublé. Elle s’est soudain arrêtée, comme statufiée, devant la beauté du paysage qui venait de s’imposer. Le soleil dorait les sommets du Cirque de Gavarnie, presque deux kilomètres d’à-pic entre eux et le village. Le Taillon, la Brèche, le Casque et la Tour dominaient le puits béant d’un vieux glacier disparu et protégeaient les histoires grandioses de l’humanité.
À chaque sommet, je reliais un souvenir, une ascension, un événement ou une course légendaire. J’ai surtout été marqué par l’un des récits de l’épopée pyrénéenne. J’étais encore enfant. Avec mon père, nous avions rencontré à Toulouse Louis Audoubert. Je ne sais pas à quel sujet, l’alpiniste racontait la première hivernale qu’il avait faite avec deux camarades à la Tour du Marboré et les trois nuits qu’ils avaient dû passer là-haut pour atteindre le sommet. Contrairement aux prévisions de la météo, il avait neigé et ils n’avaient pu progresser qu’après avoir dégagé la neige de chaque prise. Sa faconde et sa bonne humeur m’avaient tellement marqué que ma passion pour la montagne était née à ce moment-là.
Épisode 28
Chaque fois, je regarde ce site comme si je le découvrais pour la première fois et, chaque fois, je le trouve différent, comme les marins peuvent trouver la mer différente chaque matin. Le Cirque de Gavarnie est une porte d’un millier de mètres de hauteur. Il bouche l’horizon et pourtant il ouvre l’imagination vers un monde puissant. Ses gradins immenses et ses murs colossaux informent tout être humain que les affronter n’est pas impossible mais que la victoire en est longue et difficile.
Je me suis arraché à cette contemplation. Je me suis retourné et instinctivement j’ai regardé plus bas, vers le refuge que nous avions quitté. Un léger mouvement sur le sentier a attiré mon regard. En concentrant mon attention, j’ai distingué un marcheur qui grimpait lui-aussi vers les Astazou. Il pouvait nous suivre, mais il pouvait également se diriger vers d’autres voies. J’ai attendu jusqu’à me rendre compte qu’il montait vers le couloir Swan.
Épisode 29
Ce couloir Swan, au milieu des deux faces nord des Astazou, est comme la reliure entre les deux grandes pages d’un immense livre ouvert. Enneigé, il est gravi par les glaciéristes. Mais la fin de l’été et le réchauffement climatique l’ont réduit comme une peau de chagrin. Les alpinistes doivent alors passer par une voie rocheuse sur l’une des deux faces.
J’étais à peu près sûr qu’il s’agissait du client qui avait demandé Myla la veille. Il semblait vouloir grimper par un autre itinéraire que le nôtre, mais il était possible que nous nous retrouvions plus haut. À sa vitesse, il arriverait le premier au sommet. Un montagnard lambda ne nous y attendrait pas en raison des conditions météorologiques peu rassurantes. Mais je me suis surpris à penser que celui-ci ferait tout pour nous rencontrer sur la pointe du Petit Astazou.
Épisode 30
Myla en était encore à la contemplation du paysage qui s’illuminait peu à peu. Elle s’est retournée enfin vers moi. Ses yeux étaient humides et brillants tant l’émotion avait été forte. Est-ce pour la partager avec moi ou pour me remercier de l’avoir conduite ici, elle s’est jetée dans mes bras et m’a étreint de toutes ses forces.
Je comprenais la puissance de son émoi. Ce paysage ne peut pas laisser indifférent. La force de cette nature nous submerge et fait naître un sentiment d’humilité qui se conjugue parfaitement avec une immense joie.
De tels panoramas nous conduisent aussi à retrouver toutes les émotions que nous avons éprouvées au fin fond de notre conscience en découvrant leur beauté dans les livres ou les vidéos. Alors, un voyage, fût-il de découverte, n’est plus un rendez-vous en terre inconnue, mais la rencontre entre les médias qui ont suscité des espoirs et la réalité qui les fait vivre.
Nous sommes restés un long moment ainsi. Puis elle s’est dégagée et m’a dit doucement :
– On y va ? Je passe la première…
Épisode 31
Sans plus attendre, Myla s’est retournée vers la voie d’escalade. Cette ascension n’est pas très difficile. Les prises sont évidentes et les ressauts exposés ne sont pas très nombreux. Mais par mesure de sécurité, il vaut mieux s’encorder et poser sur quelques becs rocheux des anneaux de sangle pour prévenir toute chute. Le plus délicat consiste à suivre le fil de l’arête sans s’égarer sur les côtés. Myla le savait intuitivement. Elle a gravi la première longueur, avec une aisance qui m’a laissé penser qu’elle avait un certain talent pour l’escalade. J’ai admiré son corps, souple et gracieux. Il ondulait sur la paroi avec lenteur et précision. Myla regardait les prises potentielles et n’hésitait pas dans ses choix. Elle posait un pied, une main directement sur une prise sans avoir à tester sa solidité. Le parcours devait lui paraître très facile parce qu’elle n’a voulu à aucun moment utiliser un système d’assurage.
Un peu plus tard, lorsque la longueur de corde m’a parue suffisante, je lui ai demandé de poser un anneau et je me suis élancé pour la rejoindre.
Épisode 32
Je connaissais ce terrain parfaitement. Je ne cherchais pas mon chemin. J’étais plutôt concentré sur l’autre personne qui faisait aussi l’ascension de l’Astazou. Régulièrement, je suivais sa progression. Je me doutais bien de qui il s’agissait… Il allait rejoindre le dièdre du Couloir Swan et grimpait à toute vitesse à l’aide de ses crampons et de ses piolets. Il était loin d’être un débutant. Peut-être un guide ? Peut-être un aventurier moderne qui escaladait sans aucun assurage. La veille, j’avais vu son visage et j’étais sûr de ne l’avoir jamais rencontré auparavant. Pourquoi Myla ne m’en avait-elle pas parlé ? Ils s’étaient forcément croisés puisqu’il connaissait son prénom.
Nous avons poursuivi notre ascension sans rencontrer de difficultés notables. Il faisait beau. Myla était heureuse. Je me sentais séduit, comme emprisonné en pensée, par cette personne qui avançait intelligemment sur ces blocs désordonnés. La veille, nous avions fait l’amour et quelques heures plus tard elle se comportait comme une cliente qui s’abandonnait par moment à l’autorité de son guide et tenait malicieusement à le diriger le reste du temps.
Quand je la quittais des yeux, j’évaluais la progression de l’autre alpiniste. J’ai soudain compris qu’il se dirigeait vers nous.
Épisode 33
C’était bien ça ! Il allait nous rattraper. Un mélange de déception et d’impuissance à modifier la réalité est parvenu à me contrarier. Il montait bien plus vite que nous, c’était assez normal puisqu’il marchait seul et ne perdait pas de temps dans les relais.
Donc, il allait probablement nous rattraper et continuer à escalader la voie en notre compagnie. Je n’aime pas partager une ascension avec des inconnus, ce n’est jamais plaisant. Il faut mélanger l’indispensable politesse à la concentration de l’escalade. De plus, je serais dans l’obligation de l’assurer et de l’assumer s’il rencontrait la moindre difficulté.
Je craignais surtout qu’il s’approche de Myla et que leur relation me fasse de l’ombre. Je me comportais en véritable séducteur égoïste et jaloux.
Épisode 34
Quand il n’a plus été possible de l’ignorer, Myla s’est retournée vers lui, elle a froncé les sourcils et elle l’a reconnu. Je m’attendais à des exclamations ou à quelques mots chaleureux, mais il n’en a pas été question. Myla s’est contentée de le saluer.
– Bonjour !
Son visage s’était fermé. Aucun sourire ne l’illuminait. Au contraire, il y avait de la noirceur et du tragique dans ses yeux. Elle n’a même pas utilisé le prénom du grimpeur pour faire une sorte de présentation. Lui, il n’a pas ouvert la bouche, je n’existais pas. Il n’était pas là pour moi. Il a continué son escalade sans me jeter un regard. Myla est tombée dans le mutisme le plus agressif. Quand elle a été prête à s’élancer vers la longueur suivante, en tournant son visage, elle a croisé le mien et a levé les yeux au ciel pour me faire comprendre que cet homme lui était insupportable.
J’ai fait l’effort de ne pas réagir. Je sentais qu’il y avait un problème majeur. Je n’ai pas cherché à intervenir dans leur communication. Mais je venais d’apprendre qu’elle restait de mon côté et qu’elle voulait se débarrasser de cet intrus.
Épisode 35
D’habitude, quand on se rencontre en montagne, on se parle un peu, on se pose quelques questions sur la course et sur la météo, on répond courtoisement. On gagne toujours à être poli. Mais avec ce gars, rien du tout ! Il a regardé plus haut pour évaluer la voie à suivre et il a grimpé pour rejoindre Myla au-dessus de moi. Je me suis aussitôt interrogé sur ce qu’il risquait d’arriver tant la situation me semblait délicate. Myla s’est arrêtée de monter quand elle a compris que le grimpeur finirait par la rejoindre. Elle a placé une sangle sur un rocher pointu et elle s’est retournée pour voir où je me trouvais. Je n’étais pas loin. Je pouvais me porter éventuellement à son secours.
Il est monté à sa hauteur. Il lui a envoyé un grand sourire en messager de sa bonne foi. Mais elle ne l’a pas reçu comme il l’espérait. Elle n’a tout simplement pas répondu. Il lui a alors reproché de l’avoir quitté la veille. Je ne pouvais pas tout entendre depuis ma position, j’arrivais pourtant à traduire leurs expressions. Ils se parlaient. Je sentais de l’animosité dans leurs échanges. Myla avait accepté de se tourner vers lui et de s’assurer sur le fil de l’arête.
Épisode 36
Lentement, je me suis rapproché d’eux. Myla disait :
– Je fais ce que je veux. Rien ne m’oblige à te suivre.
– Tu sais bien que tu ne risques rien…
– Ce n’est pas vraiment ce que je pense ! Pourquoi me poursuis-tu ?
– Tu le sais, Myla ! On en a déjà parlé à la Grange de Holle. J’ai senti que tu étais d’accord avec moi. Tu es tellement importante à mes yeux…
Après quelques secondes, il a ajouté :
– Je te regarde et je te trouve bien triste.
Elle a ricané :
– Mais si je suis triste, Nathan, c’est parce que tu es ici. Je ne t’ai rien demandé… et surtout pas de me suivre !
– Pourtant, au refuge, tu ne disais pas ça…
– Au refuge, je t’ai écouté. Ensuite, je…
J’ai fait un mouvement qui les a alertés.
Épisode 37
Nathan a tout à coup réalisé que je n’étais plus très loin d’eux et que je pouvais intervenir si besoin. Il s’est résolument tourné vers moi et m’a lancé avec agressivité :
– Toi, tu ne t’occupes pas de nous ! Tu dégages !
– Désolé de te décevoir, Myla est ma cliente pour cette course…
Il l’a regardée en ouvrant exagérément ses yeux puis il m’a dit en se moquant :
– J’espère que tu t’es fait payer avant de partir parce que Myla, elle n’a pas vraiment de fortune en poche…
– Ce n’est pas un problème, la question ne se pose pas…
Nathan s’est esclaffé :
– Pourquoi ? Vous avez trouvé une autre solution ?
Myla, désireuse d’en finir, a commencé l’escalade du mur vertical. Je sentais qu’elle rageait. La vulgarité de ces propos nous insupportait.
Épisode 38
Les prises sont assez visibles et très franches dans cette longueur. Mais c’est la plus difficile de toute la voie. Je me suis concentré sur l’assurage. La corde glissait entre mes doigts avec régularité. Puis elle a arrêté de se dévider. Myla devait être arrivée au sommet de ce ressaut.
C’était à mon tour ! Je suis monté discrètement. J’étais inquiet pour Myla. Nathan l’avait très certainement rejointe. Que manigançait-il ? Comment allais-je la retrouver ? Je me suis dégagé un peu du rocher. Je les ai aperçus un peu plus haut. Ils en avaient effectivement terminé avec le mur. Ils étaient côte à côte. Ils me regardaient monter. Je ne voyais rien d’anormal. J’ai eu l’impression qu’il y avait une trêve des hostilités entre eux. Je me suis rapproché du sommet de ce mur, j’ai passé la tête, puis mon torse. Et j’ai assisté, hébété, à un acte insensé.
Épisode 39
Nathan tenait dans une main une boucle de la corde qui m’assurait. Son visage était neutre. Aucune émotion ne trahissait ce qu’il s’apprêtait à faire. Dans l’autre main, il tenait son couteau. Je n’y ai pas vu automatiquement une menace. J’ai pensé qu’il y avait eu un problème. Peut-être un incident sur notre assurage ? J’avais vérifié cette corde avant de la prendre. Elle n’était pas neuve, mais elle ne présentait aucun point d’usure. Quand j’ai été assez proche de lui, il y a eu un mouvement très brusque. Il m’a fait voir le bout de corde. Elle était tranchée ! Coupée en deux morceaux. J’ai compris sur le champ ce que cela voulait dire. Si je glissais, Myla n’était plus en mesure de me retenir.
Je n’ai pas eu le temps de parler pour demander des explications. Myla n’avait pas l’air de comprendre non plus. J’ai seulement eu le temps de voir son joli visage tout à fait impassible. Elle aussi cherchait à savoir ce que faisait cet homme étrange qu’elle n’appréciait pas et dont elle se méfiait certainement. Et l’invraisemblable s’est produit. Nathan a levé l’une de ses jambes et l’a envoyée avec force vers moi. Je n’ai pas eu le temps de voir et encore moins de parer. La semelle de sa chaussure est venue me heurter en pleine poitrine avec une violence à laquelle il m’était impossible de résister.
Épisode 40
J’ai seulement vu le bout de corde passer et quitter l’anneau qui aurait dû me retenir au becquet. Je n’ai rien vu d’autre. Je savais que je tombais et que j’allais probablement mourir dans cette voie si je n’arrivais pas à m’agripper ou à me retrouver suspendu à un rocher.
Le premier choc a été bénin. Mon sac a heurté la paroi et m’a protégé. Mais il m’a rejeté vers le vide. Le choc suivant m’a suffoqué. Je me suis écrasé sur une saillie qui m’a retenu. J’aurais pu dégringoler une bonne centaine de mètres et me fracasser les os. J’ai senti tout le poids de mon corps s’écraser sur la roche. Mon casque aussi a frappé violemment. Je ne parvenais plus à respirer. J’ai dû perdre conscience. Je ne m’en suis pas rendu compte. Combien de minutes ? Je ne pouvais pas le dire. Lorsque j’ai repris mes esprits, ma première vérification a été de remuer mes orteils. Tout allait bien. Heureusement ! Une blessure à la colonne vertébrale et c’était la mort qui me happait.
Quand j’ai réussi à me redresser, j’ai aussitôt regardé plus haut. Il n’y avait plus personne. La voie était vide.